Le Champion Éternel
...jugé par son éternel compagnon

Texte : Philippe Rio
Dessins : Caza, Siudmak et Michael Whelan

DRAGON Magazine n°7 © 1991 TSR

   Elric, Hawkmoon, Corum, Erekosë... tous ces noms désignent le même être : un héros au destin inévitablement tragique que l'écrivain Michael Moorcock entraîne de livre en livre au gré de sa fantaisie souvent morbide, parfois mortelle.

   Je me nomme Jhary-a-Conel mais aussi Tristelune d'Eshmir et Oladahn des montagnes bulgares et je suis le Compagnon du Champion. En différents lieux, à différentes époques, je me réincarne sous divers aspects mais je ne cesse jamais d'être le même : celui qui tente de faire oublier au Champion Éternel le lourd fardeau de son destin. Je l'ai connu et le connaîtrai sous une infinité d'apparence et je vais vous parler de lui, de quelques unes au moins de ses incarnations les plus fameuses, dans la mesure où ma mémoire, dont les mailles s'effilochent tel un filet percé, me le permettra.


Un million de sphères

   Peu le savent et moins encore sont capables d'affronter cette réalité : il existe une multitude de mondes, où la vie prend parfois les tournures les plus extravagantes.
   Cependant, certaines races se retrouvent sur de nombreux univers, toujours animées d'un irrépressible besoin d'expansion et de conquête. C'est le cas des Mabdens (qu'ailleurs on appelle Hommes), très certainement les pions les plus coopératifs dont disposent les Seigneurs de la Loi et du Chaos. Les Xenans, ou Vadaghs, ou Melnibonéens, se montrent plus réfléchis dans l'ensemble - mais lorsqu'ils entrent en décadence, leur cruauté surpasse celle des humains.
   Ces deux races et bien d'autres peuplent les mondes - les initiés parlent de plans - qui constituent le Multivers. Je ne crois pas les avoir tous visités, et pourtant, si ma mémoire est fidèle, j'ai toujours voyagé. Mais le Multivers compte un million de sphères qui renferment chacune plusieurs mondes ! Et sur ces plans innombrables s'élèvent des civilisations merveilleuses et raffinées, arrogantes et cruelles, inconscientes du fait que leur naissance comme leur chute sont inscrites en germes dans la lutte incessante que se livrent la Loi et le Chaos pour la domination du Multivers.


Les Seigneurs du Multivers

   La Loi, c'est la rigidité et l'immobilisme; les mondes régis par elle sont mornes et stériles. Le Chaos, au contraire favorise le changement, le mouvement perpétuel, l'absence de repères fixes; les mondes qu'il gouverne sont des kaleïdoscopes de mutations incessantes. Entre ces deux principes, la Balance Cosmique garantit l'équilibre. C'est elle qui permet à la vie de s'épanouir sur la plupart des mondes, en échappant aux influences extrêmes.
   Cependant les Seigneurs de la Loi et du Chaos sont peu enclins aux compromis et leurs luttes incessantes remettent perpétuellement en cause ce délicat équilibre. Les Seigneurs dont je parle ne sont pas des dieux, au sens où vous l'entendez, Mabdens qui lisez ces lignes. Aucun Seigneur n'est omniscient ni même omnipotent, sauf sur le monde qui lui appartient en propre. Ailleurs, son influence ne peut s'exercer de manière directe. Il doit, pour se manifester, être appelé par des créatures qui lui sont dévouées. Et même alors, ses possibilités d'intervention restent limitées tant qu'un acte décisif ne fait pas irrémédiablement pencher la balance en faveur de son parti.
   En vérité, les Seigneurs ressemblent à ces dieux grecs de vos légendes : orgueilleux et emportés, volontiers cruels, savants et pourtant aveugles, ridicules parfois, et toujours fatalistes car, mieux que quiconque, ils connaissent le poids du destin. Ce sont des enfants gâtés - mais des enfants dont les caprices ont des conséquences tragiques sur bien des mondes...


Pour quelle cause ?

   Le Champion Éternel est issu de cette rivalité entre Loi et Chaos. Tantôt au service d'une force, puis de l'autre, ou encore en mission pour la Balance Cosmique, il surgit sur tous les mondes où l'affrontement entre les Seigneurs fait rage. Ses multiples incarnations prennent la tête des combats où la folie meurtrière de l'Homme sert les ambitions des Seigneurs. Des civilisations s'écroulent, des races périssent, mais toujours il resurgit, en d'autres lieux et d'autres temps, pour un autre absurde conflit.
   Le rôle du Champion Éternel est ambigu : il est à la fois l'instrument des Seigneurs et le bras armé qui cause leur perte.
   La plus pathétique de ces incarnations, le prince albinos Elric de Melniboné, est inféodé à Arioch, duc du Chaos. Dans les situations critiques, Elric invoque son protecteur :

   - Arioch ! Du sang et des âmes si tu m'aides à l'instant ! Arioch !
   Alors, à quelques mètres de là, une brume sombre apparut, venue de nulle part. Elle semblait bouillonner et porter en son sein des formes bizarres et répugnantes. (...) Elle tremblotait, laissant apparaître un visage étrange, inhumain; un visage d'une pure beauté, d'une malveillance absolue.
   - Je te salue, Elric, dit le visage. Je te salue, toi le plus chéri de tous mes enfants.
   - Arioch, aide-moi !
   - Hélas, hélas cela ne se peut pas... (...) En dépit de tout, souviens-toi de ton serment au Chaos et reste-lui loyal. Adieu.⁽¹⁾

   Si les Seigneurs se montrent inconstants, le Champion n'est pas en reste. Son allégeance est fragile : sous l'identité de Corum Jhaelen Irsei, la plus évanescente de ses incarnations, il tuera Arioch sur son propre plan⁽²⁾.


Nous sommes responsables

   C'est votre faiblesse, Hommes, qui enchaîne le Champion Éternel à son destin. C'est parce que vous avez peur de vous-même et du monde, qu'il vous faut des héros, des sauveurs, derrière lesquels vous ranger pour lutter et survivre. Tant que l'Homme restera un loup pour l'Homme et qu'il cherchera ailleurs qu'en lui-même les clefs de son bonheur, le Champion ne sera pas libre :

   L'homme doit faire confiance à l'Homme, mais peut-être notre monde n'échappera-t-il jamais à la folie tant que les Hommes n'auront pas appris à faire confiance à l'Humanité. Cela impliquerait la mort de la magie⁽³⁾.

   Une chance vous sera offerte lors de la Conjonction du Million de Sphères, cet événement qui marque la fin d'un cycle du Multivers et le début du suivant. Les différentes incarnations du Champion Éternel se rassembleront alors pour détruire la Loi, le Chaos et la Balance. Libéré des dieux et de toute autorité cosmique, peut-être n'aurez-vous plus jamais besoin de héros ?


Béquilles pour Champions infirmes

   Le Champion Éternel serait réduit à une pitoyable impuissance s'il n'était le seul à savoir manier certains artefacts magiques, qui, comme lui, sont présents sur de nombreux plans sous des formes diverses.
   L'un de ces artefacts, l'Épée noire, fut forgé pour servir le Chaos, l'autre, le Bâton runique, pour servir la Balance. Cependant, le Bâton runique comme l'Épée ont une volonté propre qui transcende celle de leurs suzerains et parfois submerge celle du Champion.
   Elric l'albinos ne doit sa vitalité qu'à l'énergie que lui communique Stormbringer, une manifestation particulièrement puissante de l'Épée. Mais il en paie le prix : Stormbringer prend plaisir à tuer les amis du prince, lequel se montre incapable de l'en empêcher :

   ... l'épée surgit du fourreau de son propre accord. Elric éloigna brutalement la main de son ami et empoigna la garde. Mais il lui fut impossible de la maîtriser. Stormbringer se dressa, prête à frapper. (...) La lame plongea en avant et perça le coeur de Tristelune, se couvrant de son sang. Ses yeux devinrent troubles et s'emplirent d'épouvante et il haleta :
   - Oh non... je... ne... m'attendais pas à cela !⁽⁴⁾

   J'étais Tristelune et je n'aurais pas du être surpris, car cela m'arriva maintes fois et m'arrivera encore. Le destin de Compagnon peut aussi être tragique.


Un privilège cruel

   Je ne vais pas m'apitoyer sur mon sort. C'est là un trait de caractère que je laisse aux différentes incarnations du Champion Éternel. Toutes ont conscience de vivre une tragédie, ce qui les rend uniformément mélancoliques et introspectives. Les plus geignardes sont Elric et Erekosë. Pourquoi ai-je été choisi pour une tâche sans fin ? Pourquoi ne m'est-il pas permis de connaître la paix auprès de celle que j'aime ? Voilà les questions que ressasse indéfiniment Erekosë. Ou devrais-je plutôt dire John Daker ? Car Erekosë possède le cruel privilège de se souvenir de ses différentes incarnations. Il fut John Daker, paisible peintre dans le Londres de votre époque, chers lecteurs. Il fut Erekosë et extermina la race humaine. Il fut Urlik Skarsol et apporta la vie sur un monde de glace. Il fut Flamadin et défit l'archiduc Balarizaaf du Chaos qui s'apprêtait à envahir les six royaumes de la roue. Et il fut de nombreux autres héros. Les fantômes de ses vies multiples le hantent jusque dans ses rêves.


Destins de Champions

   Elric n'a pas l'étonnante faculté d'Erekosë, mais les remords d'une seule vie suffisent amplement à l'accabler. Responsable de l'extermination de son peuple et de la mort de sa cousine aimée, il erre dans les Jeunes Royaumes, livre combat sur combat, sans trop savoir s'il lutte pour ou contre le Chaos. De toutes les incarnations du Champion, Elric est celui qui comprend le moins bien son destin. Après avoir commis de nombreux meurtres, parfois sans le vouloir, il périt lui-même de mort violente.
   Hawkmoon et Corum sont des Champions moins destructeurs pour leurs amis. Chacun affronte un danger terrible qui menace sa vie et celles de ses gens. Hawkmoon combat les hordes du ténébreux Empire Grandbreton, qui utilise une science dévoyée et meurtrière pour asservir les peuples de la Terre. Corum voit les derniers représentants de sa race massacrés par des Mabdens superstitieux. Les deux héros trouvent la paix après l'accomplissement de leur tâche, mais si Corum reprend les armes pour secourir ces Hommes qui lui ont fait tant de mal, le sort d'Hawkmoon est particulièrement clément pour un Champion Éternel : il coule des jours paisibles en famille.


L'union décuple la force

   À deux reprises déjà, plusieurs incarnations du Champion ont oeuvré ensemble. Rien ne résiste à leurs forces rassemblées.
   La première fois, Elric, Erekosë et Corum se sont unis pour libérer votre serviteur, prisonnier de la Tour Abolie. La seconde, Hawkmoon rejoignit le trio, afin de défaire Agak et Gagak, des créatures qui menacent l'intégrité de tous les mondes :

   Quatre visages riaient sur une tête gigantesque. Huit bras s'agitaient triomphalement, huit jambes se mettaient en mouvement. Et au-dessus de cette tête l'être brandissait une épée unique et massive⁽⁵⁾.

   Enfin, apprenez que votre monde n'est pas dépourvu de Champion Éternel. Il s'appelle Jerry Cornelius et a beaucoup sévi, à Londres surtout, à la fin des années soixante. Si vous rencontrez un excentrique aux long cheveux noirs, fumant des cigares Upmann et roulant en voiture de sport; sachez que vous avez devant vous une légende vivante du Multivers. Et cherchez-moi, je ne serai pas loin.

(1) "Le tourment du dernier Seigneur" in La sorcière dormante.
(2) Le chevalier des épées.
(3) Comte Smiorgan à Elric in Le navigateur sur les mers du destins.
(4) "Le trépas du Seigneur condamné" in Stormbringer.
(5) Le navigateur sur les mers du destin (du point de vue d'Elric), repris dans La quête de Tanelorn (du point de vue d'Hawkmoon).