Les sentiers magiques

Texte : Pierre Dubois
Dessins : Pascal MoguérouTexte inégral

DRAGON Magazine n°35 © 1997 TSR

   "C'est en Armor que s'enchâsse une arche du pont menant au Beau Pays," écrit Petrus Barbigène dans les Chroniques elfiques. C'est un fait reconnu, une évidence. Autrefois, on disait même que c'était là le dernier rivage où le défunt embarquait pour son ultime voyage...


   Il faut avertir le "chercheur de fées" que la Bretagne d'aujourd'hui n'est plus celle de Le Braz, Souvestre, La Villemarqué, quand la légende croissait librement parmi le genêt et l'ajonc. Les promoteurs, les maires mégalos, les affairistes et autres exploiteurs de l'immédiat ont bétonné les côtes, éventré les campagnes, arraché les grands arbres et les haies, pollué le vent et le fils des rivières avec plus d'archarnement encore qu'ailleurs, animés sans doute par la volonté de se débarrasser définitivement de cette racine magique.
Légendes d'Armor.    Ils n'y sont pas parvenus, ils n'y parviendront jamais. Le promeneur des fées doit donc savoir que malgré les apparences extérieures des choses, l'itinéraire sacré est toujours gravé sur les chemins détournés. Là où un lotissement a remplacé le bosquet sacré qui, au temps de l'Âge d'Or, entourait la pierre fée d'une cour vénérable, le menhir est toujours présent, dressé comme un veilleur au seuil de la voie sans âge, pour conduire le liseur de runes sur ses pas.
   L'amadan - le voyageur des fées - se doit de retrouver le regard qui ouvre la porte du dedans. Pour ce faire, il lui faut se perdre là où les certitudes se défont...


Dans la ronde du petit peuple

   Le peuple des Korrigans est partagé en quatre peuplades. Ceux qui habitent les bois s'appellent Korrikarreds parce qu'ils chantent dans de petites cornes qu'ils portent suspendues à la ceinture. Ceux qui habitent les landes s'appelent Korrils ou Kannerez noz. Ils passent toutes les nuits à danser des rondes au clair de lune et laissent derrière eux, aux matin, d'immenses cercles d'herbe brûlée. Ceux qui demeurent au fond des vallées s'appelent Poulpicans ou Poulpiquets : leurs terriers se dissimulent dans les lieux bas et humides. Quant aux Teux ou Teuz, ils se terraient dans les prés et les blés mûrs. Comme les Korrigans les accusaient d'être les amis des chrétiens, il furent obligés de s'enfuir vers le Léonais, où il en reste encore.
   Tous sont petits, très ridés, noirs et poilus avec des pieds de bouc, des sabots de fer, des mains en griffes de chat, et une petite queue qui frétille sans cesse. Ils portent de grands chapeaux larges comme des lunes sur des cheveux longs et tressés; certains ont le front orné de petites cornes auxquelles ils attachent leurs bretelles.
Farceurs, certains Korrigans se mettent une bougie sur la tête afin de se faire passer pour des lucioles. Si vous en approchez, gare à vos pieds !    On peut les apercevoir vaquer autour de leur maison de pierre, et parfois les surpendre célébrer leurs mystères lors des fêtes du solstice autour des cromlechs et cairns. Mai est le meilleur moment pour les voir danser.
   Ils habitent le curieux dolmen-champignon du Palmers à Guidel mais aussi Ty ar C'harriket à Lesconil-le-Guilivinec, Ty-ar-Korriganet à Langoëlan, Camprenn-en-Korriganet à Cléguérec, Liors ar Korrigant à Bannalec, la maison des Poulpiquets en Île d'Arz. La lande de Plaudren est entièrement creuse et abrite une métropole de Courils.

   • À Erdeven, les Gorriked et Corrandonnets ne sont pas méchants, si on les laisse tranquilles. En échange des services qu'ils rendent ils n'exigent qu'un peu de graisse pour leur soupe ou leur bouillie. On a vu de la fumée sortir de leurs cheminées et senti les fumets de leurs festins. Ils aiguisent avec un soin tout particulier les faux que l'on dépose devant chez-eux.

   • Après Guipry, on se dirige vers la longue bande de collines boisées de la Corbinière jusqu'au Châtelier qui surplombe les boucles serpentines de la Vilaine. C'est dans ces hautes falaises rocheuses que s'étend le royaume des Guenas. On peut y accéder en se glissant à l'intérieur d'une grotte située sous les ruines d'un ancien ermitage. Les Guenas sont des nains harmonieux, assez peu connus, que certains n'hésitent pas à affilier aux Elfes dont ils possédent les caractéristiques : peau ivoirine, cheveux clairs, oreilles pointues, corps menu et svelte. Les Guenas, à la fois sages et espiègles, sont très versés en arts magiques et de métamorphose.
   Au printemps, ils mêlent leurs voix aux appels du coucou, et sous la forme de papillons attirent les promeneurs vers les épais buissons d'ajoncs pour les mettre à l'épreuve. Ceux dont le coeur est "enfayté" verront des choses merveilleuses et sans pareil mais les autres seront lacérés par le fouet des épines.

   • Il existe également une "Butte aux Guenas" au village du Bois-Vert, tout près de Bain de Bretagne. Ceux-là s'amusent à jouer des tours aux amoureux qui viennent s'isoler dans les sentiers du coteau.


Dans la Vendoise des Fées

   Les Fées, les Demoiselles, les Bonnes Dames, les Soeurettes, les Puissantes, les Blanches Belles sont légions en terre de Bretagne. Toutes ne sont pas gentilles, elles peuvent être très susceptibles, parfois même un tantinet carnivores. Le galant attiré par leur indéniable beauté doit savoir, avant de succomber aux charmes féeriques, qu'il lui faut laisser définitivement derrière lui tout souvenir de sa vie passée. Nul retour ne sera possible une fois la frontière franchie.
   On les rencontre auprès des fontaines, des puits, des mares, des étangs, là où l'on voit nager des fils de la vierge à la surface des eaux. Ces Filandres ou Filès-Madame indiquent qu'Elles viennent souvent là se peigner, coudre et filer; ce sont des cheveux tombés de leurs peignes d'or, ou des fils de leurs quenouilles. On ne doit pas les casser, cela ferait pleurer la Fée; un Filandre qui se pose sur l'épaule est signe de bonheur...
Les meilleures blagues ont une fin. Une philosophie que les korrigans ne connaissent pas !    Celles des forêts se tiennent sous les chênes séculaires, les bosquets d'aubépines, les ifs, les sorbiers, les frênes et les noisetiers. Les Blanquettes préfèrent les bouleaux. Elles se rassemblent dans les clairières où la mousse est plus verte, au sommet des tertres, au milieu des cercles de champignons, là où poussent les primevères, l'herbe à sept coutures, le millepertuis, les jacinthes bleues, l'ail des ours, les digitales ou "dés des fées". Attention ! le promeneur qui étourdiment foule l'Herbe Fée, la Tourmentine - "l'herbe d'égarement" (entre autres sur la lande de Rohan, près de Saint Mayeux) - ou l'Herbe d'or à Lezeveneur (sur la lande de Brandivy) est condamné à tourner en rond jusqu'à la nuit des temps à moins que la jolie Parisette ne vienne le délivrer.
   Les fées des landes, qui se plaisent à prendre le soleil tout en tricotant au faîte des menhirs ou sur la table des dolmens qu'elles ont elles-mêmes plantés, sont plutôt farouches. Leurs longues robes de paysannes cachent une échine velue, leurs sabots des pieds d'oie et leurs visages ronds et bonasses un tempérament d'implacable vengeresse. Malheur à qui n'a pas la conscience nette !

   • Ce sont les fées qui ont construit le château de Montauban-de-Bretagne. Une nuit, elles vinrent se reposer sur un tertre au milieu d'un étang qui leur plut tellement que la Reine décida d'y bâtir un château. Tandis que les unes serraient la forêt de Haute-Sève pour enverdurer le décor, les autres s'activaient à monter les murailles; il ne restait plus qu'une pierre à poser quand le coq chanta. Elles s'enfuirent en disant : "Adieu gentil château, il ne manque qu'une pierre à ton portail, mais sois sans crainte, il ne tombera jamais !" Les années depuis ont passées et si aujourd'hui le bel édifice a perdu ses tours, le porche est toujours debout ! et les Belles Dames occupent encore la forêt voisine. Mais chaque fois qu'un arbre y est abattu, l'une d'Elles meurt de chagrin.

   • Le sommet d'une butte très arrondie près du Bois de la Danse à Quévert est la table où les fées viennent prendre leurs repas avant de mener la ronde sous le feuillu des taillis. Le hardi garçon qui s'offrirait pour cavalier recevrait en échange toute la vaisselle d'or, mais s'userait les pieds jusqu'à la cheville dans leurs tourbillons.

   • La forêt de Loudéac qui autrefois faisait partie de la légendaire Brocéliande a gardé quelques fées vertes. Celles-ci lors des grands nettoyages et déménagements elfiques du printemps étendent leurs trésors sur des draps blancs. On peut, dans la nuit du solstice d'été, après s'être frotté les yeux d'herbes de la Saint-Jean, surprendre leurs légères et gracieuses allées et venues entre l'ancienne et la nouvelle "demeure". Mais qui traverserait par bravade ce subtil parcours en mourrait sur le champ.

Sentinelle du Petit Peuple.    • La Reine des Fées de la Rance venait parfois dans sa nacelle à l'île Notre-Dame dans la partie maritime du fleuve. Un jeune homme, qui y avait amarré son bateau, la vit aborder et s'étendre sur l'herbe, il s'approcha pour mieux admirer sa beauté. Il allait se pencher vers ses lèvres quand un violent remous se fit autour de lui et il se vit soudainement entouré d'une foule de Petites Dames de Compagnie qui le saisirent et allaient le noyer si la Reine ne s'était pas réveillée à son cri. Elle ordonna de le lâcher, après lui avoir adressé quelques paroles dans une langue inconnue. Elle s'envola ensuite dans un char entraîné par de "grands papillons", laissant sur la pelouse, à la place de ses pieds, de la poussière de diamants.
   On peut toujours la voir descendre la Rance, à l'aurore, glissant au ras des brumes matinales et disparaître dès que le soleil devient plus fort. Elle s'évanouit en même temps que la rosée.

   • Il est très fréquent sur toute l'étendue de la Côte d'Émeraude, et en particulier près de Saint-Enogat, de voir des Fées, des Fins et des Fions (lutins des grottes marines). Tous vivent ensemble dans les houles, les grottes et les failles. Les Reines et princesses se tiennent dans la Goule-aux-Fées que l'ont peut visiter à marée basse. "pendant leur absence". C'est là que le Petit Peuple de la mer vient s'assembler, tenir conseil, philosopher ou préparer les tempêtes d'équinoxe. Bien des pêcheurs ont aperçu, à l'aube, et à leur retour au soir, des processions de vaporeuses créatures se diriger au milieu des récifs vers l'ouverture du Palais de Morgane.

Au détour d'un sentier d'Armor...    • En été, de nombreuses fées minuscules d'une vingtaine de centimètres à peine mais jolies et parfumées comme des fleurs viennent faire des ronds sous la lune sur la pointe de Guilligui et sur l'Île Verte, près de Portzall-Kersaint. Ce sont les filles des "fées punies". On dit à Portzall que des fées, ayant commis un meutre, furent condamnées, pour l'expier, à aller chercher du sable dans la mer et à en compter les grains jusqu'à ce qu'elles soient arrivées à un chiffre que l'imagination humaine peut à peine concevoir. Les dunes entre Portzall et Lampaul représentent le tas que chaque Pénitente eut à compter...


Dans le sillage des sirènes

   "N'y a ni poisson ni corps - qui n'en aient pas pleuré - N'y a que la sirène - qui a toujours chanté - Chante, chante, sirène - t'as moyen de chanter - Tu as la mer à boire - Mon amant à manger." pleuraient les veuves des disparues dans la mer de Bretagne

   • Pour les Bretons toutes les sirènes sont nées de Dahut, la fille du roi Gradlon que Saint Guénolé précipita dans la mer pour la punir d'avoir vendu la ville d'Ys au diable. Elle est désormais réincarnée sous la forme de Marie du Cap qui règne sur toutes les sirènes près de Cap Sizun. Son pouvoir est grand et on l'entend rire au milieu des tempêtes quand un navire fait naufrage...

   • Au large de la pointe de Saint-Mathieu que hantent de nombreux spectres, Mac'harit an Gwallanger, Marguerite Mauvais-Temps, la sirène tempestaire, provoque les catastrophes par ses chants et gémissements. Il faut lui offrir des couronnes de fleurs pour la calmer. Qui rencontre une sirène ne doit à aucun prix lui adresser la parole mais doit se saisir de son briquet et en faire jaillir des étincelles. Les Dames de Mer ont peur du feu, des torches et des lanternes. Fort de ces précautions, un fier à bras du coin, au sortir d'une soirée bien arrosée, descendit sur la grève affronter la Belle. Las ! d'un coup de queue dans les flots, elle éclaboussa le fanfaron, éteignit sa loupiote et le croqua tout de go !

Le Petit Peuple en chasse.

L'antre des Morgans et des nains

   • Les Morgans ont toujours pullulé autour des îles d'Ouessant. Chez les peuples des Mari-Morgan, les mâles s'appellent Morganed et Folgoat; les femelles s'appellent Morganes, Morganezed, pluriel de Morganès. Contrairement aux sirènes et Groac'h vor, les Morgans n'ont jamais présenté la moindre écaille, plume, griffe ou queue de poisson. Ils ont les joues roses, les cheveux blonds et bouclés, de grands yeux brillants. Ils ne s'avancent jamais loin au large mais demeurent à proximité des rivages. Ils sont encore nombreux à Plougasnou et à Croznon.

   • Les Tud-gommon habitent sous l'île Saint-Gildas en Côtes d'Armor; ce sont des nains malingres aux jambes torses vêtues de goémon. Ils ne sont pas méchants mais font main basse sur tout ce qui brille. Les nuits de septembre, agglutinés par centaines sur les rochers, ils psalmodient d'étranges et monotones mélopées semblables au chant des grenouilles...


L'étang féerique

Il ne fait pas bon approcher la demeure d'une sorcière korrigane, surtout pour les enfants...    Mais voici que l'itinéraire des fées traverse un autre ramifiant chemin qui va et vient, se croise et s'entremêle ainsi qu'un noeud sans fin... et qui toujours va plus loin... et toujours se dérobe... à moins que le Promeneur des Fées à jamais y demeure...
   Que celui-là alors s'égare à Saint-Coulomb...
   Car c'est sous l'étang de Saint-Coulomb en Ille et Vilaine qu'est engloutie la plus belle ville de féerie; certaines nuits d'été on y entend des cris et des lamentations. Si quelqu'un avait le courage d'aller sur la rive au moment où les plaintes se rapprochent, les habitants sortiraient leurs bras hors de l'eau, en tendant, l'espace d'un instant, une pierre lumineuse à qui vient les secourir. Celui-là qui s'en emparerait ferait alors revivre la cité dans toute sa splendeur et en deviendrait roi.

 

   Pierre Dubois, l'Elficologue

   Pierre Dubois, à qui nous devons ce petit "guide Michelin" est le seul elficologue reconnu au monde. Auteur, conteur, scénariste, écrivain, vous pourrez découvrir ses univers magiques dans les livres que nous avons sélectionnés.

Les Lutins, éditions Delcourt    • La collection de BD "Les Lutins", dessinée par Stéphane Duval, comprend 4 tomes. Les deux premiers, Bonnie Tom (mise en couleurs de Florence Breton) ont pour théâtre Dartmoor. Les acteurs de cette dramatique légende sont une noire forteresse, un jeune condamné à mort, sa fiancée et les Pixies. Les tomes 3 & 4, Puckwoodgenies se déroulent dans le Nouveau Monde. Il y est question d'Indiens, d'esprits de la forêt, d'un Hollandais et de son moulin. Les scénarios sont bien entendu de Pierre Dubois. La série est éditée chez Delcourt.

Les Lutins, éditions Delcourt    • Pierre Dubois et Lucien Rollin vous content dans Saskia des vagues l'histoire d'une jeune femme qui deviendra pirate. Une légende épique où l'air du grand large se respire à chaque page. Une BD Dargaud.

   • Doté d'un graphisme original, la BD Petrus Barbygère associe Pierre Dubois et Sfar. Vous y lirez les aventures baroques de l'Elficologue.

La Grande Encyclopédie des Fées    • La Grande Encyclopédie des Fées et la Grande Encyclopédie des lutins sont deux dictionnaires du féerique. Servi par les dessins de Claudine et Roland Sabatier, Pierre Dubois vous y dépeint tous les habitants de l'imaginaire. Une bible pour les amoureux de fantastique.


   • Aucun rapport avec Pierre Dubois, mais rappellons tout de même l'existence du cycle de BD signé du génial Bourgeon : "Les Compagnons du crépuscules". Il y raconte une histoire médiévale en 3 tomes, baignée de la magie des féeries et des superstitions bretonnantes.