Imrryr, la Cité qui Rêve

Texte : Fabrice Colin
Dessins : Didier GraffetTexte inégral

© 1999 HEXAGONAL

   Une visite de la ville qui vit naître Elric le Nécromancien, peu avant qu'elle ne soit victime de sa propre décadence et ne disparaisse à tout jamais du monde des Jeunes Royaumes.


   Ce monde n'est pas le mien. Moi, Lanthor Alvekh d'Anthelm, modeste négociant en démons & farfadets du monde d'Olfaer, n'ai dû qu'à la grâce d'un puissant artefact magique la chance, si l'on peut dire, d'avoir pu visiter ces étonnantes contrées que sont les Jeunes Royaumes. Ces aventures, vous le savez sans doute, sont relatées dans l'ouvrage Pendaison, Tortures et Pirateries, Récit d'un voyage mouvementée, dont les ventes ont assuré à votre serviteur la fortune qu'on lui connaît.

L'entrée d'Imrryr, la Cité qui Rêve.

Premier contact

   Les visiteurs ne sont pas les bienvenus à Imrryr. Lorsque nous arrivons en vue des immenses fortifications (un mur à-pic haut d'une centaine de pieds, dépourvu de toute aspérité) et qu'à nos yeux ébahis se révèlent les tours altières de la Cité qui Rêve, une frégate melnibonéenne nous accoste. Un pilote au visage anguleux monte à bord et s'entretient quelques instants avec notre capitaine. Ce dernier blêmit à vue d'oeil et, d'un geste, nous invite à descendre dans l'entrepont, tous voyageurs de première classe que nous sommes. Nous nous exécutons sans discuter. Le pilote nous dévisage dun regard peu amène.
   Je suis ici pour affaires : mon cousin et associé Leeman Keleth est retenu quelque part dans cette ville. Son navire, pour ce que j'en ai appris, a été arraisonné par la marine ménilbonéenne, sous quelque prétexte fallacieux. Peut-être est-il venu grossir les rangs des innombrables esclaves dont cette ville est peuplé ? Quoi qu'il en soit, je dois absolument le retrouver.
   J'ai le temps, avant de quitter le gaillard d'avant, de jeter un coup d'oeil par-dessus mon épaule. Le pilote tend un masque de peau blanchâtre à notre capitaine, qui le fixe à son visage avec une grimace de dégoût. Nul humain ne peut passer les yeux grands ouverts les herses du labyrinthe marin qui sépare la porte océane du port proprement dit. Cette précaution me semble superflue, tant on m'a vanté les complexités de l'inextricable écheveau rocheux qui en forme la structure (et dans lequel, disent les légendes, certains sont morts de n'avoir jamais trouvé la sortie).


Tous des étrangers

Frégate ménilbonéenne abordant un navire marchand.    Un calme presque anormal plane sur le port de Ménilboné. L'endroit tout entier semble baigner dans une sorte de léthargie. Seules une trentaine de frégates ménibolnéennes sont amarrées au quai. Quelques bateaux de pêche et une poignée de galères se balancent mollement au gré des flots marins grisés d'indolence. Une dizaine de tours relativement basses se pressent contre le mur de pierre qui enserre la cité. Grues crénelées, entrepôts branlants, casernes et pontons encombrés de cordages s'amoncellent à leur pied. Le premier contact me donne une impression d'immensité et de désolation mêlées.
   J'ai parfaitement mémorisé les cinq règles de l'édit portuaire que nous a remis notre capitaine il y a quelques jours, comme le veut l'usage. Je sais notamment que, sauf exception majeure, nul étranger n'est admis à pénétrer dans la cité d'Imrryr proprement dite. C'est donc sur cette notion d'execption que je vais devoir jouer. Le temps m'est compté : nous ne restons que deux jours, le temps nécessaire à la plupart des marchands qui m'accompagnent pour régler leurs transactions.
   Sans hésiter, je pénètre dans le Hall de la Concordance et demande à rencontrer Darin Malvag, le capitaine du port. Le Ménilbonéen auquel je prends le risque de m'adresser me dévisage d'un air incroyablement supérieur, mais du moins prend-il la peine de me répondre : le capitaine Malvag ne reçoit jamais d'étranger.
   "Je sais, réponds-je bravement. Mais il s'agit là d'une affaire de la plus haute gravité."


Tout se négocie

   Après d'âpres négociations qui me coûtent fort, le Capitaine Darin Malvag a accepté de me recevoir : c'est là une véritable faveur, que bien peu d'étrangers peuvent se vanter d'avoir obtenue. Je lui offre un présent qui a l'air de satisfaire son Incomparable Magnificence : un démon supérieur du monde d'Olfaer - démon de petite taille, certes, mais dont Malvag lui-même ne peut se vanter d'avoir jamais vu le pareil.
Le palais d'un des seigneurs d'Imrryr.    "Il vient d'un autre monde, Votre Altesse. J'espère qu'il vous donnera satifaction."
   Je pensais qu'il me demanderait au moins des détails sur mon monde d'origine, mais il n'en fait rien. Il faut croire que rien de ce qui est humain ne l'intéresse vraiment. Courbé devant lui, je relève légèrement la tête - pas trop tout de même, car je ne dois croiser son regard. Derrière les solides barreaux de sa cage argentée, mon démon se tortille de colère. Son nouveau maître m'invite à me relever.
   "Expose ta requête, humain."
   L'instant critique.
   "Il se trouve, Monseigneur, que mon cousin et associé Leeman Keleth se trouvait à bord du Vent d'Or, un navire marchand qui, si je ne m'abuse, a été arraisonné par votre flotte il y a de cela quelques jours et dont tous les membres ont été réduits en esclavage. Je viens, Votre Incomparable Magnificence, vous mendier sa grâce. Mon désir le plus cher est de continuer à commercer avec les nobles seigneurs de la glorieuse cité d'Imrryr, et je crains fort de ne pouvoir le faire sans son appui.
   - Le Vent d'Or, dis-tu ? Ma foi, c'est fort possible. Mais pourquoi t'accorderais-je mon aide, humain ? Que me donneras-tu en échange ?
   - Tout ce que Votre Savante Seigneurie pourrait désirer, Monseigneur ?
   - Vraiment ?"
   Après quelques instants de pénible négociation, nous parvenons à un accord. Je lui ramènerai dans les trente jours cinq démons semblables à celui que je viens de lui offrir, en échange de quoi il m'accompagnera en Imrryr et m'assistera dans mes recherches. Si je manquais à ma parole, je serais réduit en esclavage. Il saura, dit-il, me retrouver. Inutile de dire que je lui fais entièrement confiance sur ce dernier point.


Premier aperçu

   Me voici à présent dans la Cité qui Rêve. La tête baissée, j'ai passé le dôme de la porte centrale débouchant sur l'Avenue Processionnelle, laquelle relie le port lui-même au somptueux Palias Impérial. Le capitaine Malvag a tenu sa promesse - d'une certaine façon. Comme je m'y attendais, il n'a pris la peine de m'accompagner personnellement : il s'est contenté de dépêcher l'un de ses secrétaires, un certain Shinsen, qui se comporte avec moi comme si j'étais son esclave personnel. De fait, c'est bien le jeu que nous sommes forcer de jouer, moi, vêtu d'un seul pagne cuivré et de bijoux ornementaux, lui me tenant par une sorte de harnais fixé à ma poitrine, car il serait impensable qu'un Ménilbonéen de souche, aussi éloignée de la lignée royale soit-il, ne s'abaisse à rendre service à un humain. De temps à autre, Shinsen me gratifie d'un "avance, esclave" du plus mauvais goût et s'amuse à tirer sur ma chaîne. C'est à ce prix seul, semble-t-il, que ma présence en ces lieux est admise.
Imrryr, la Cité qui Rêve...    Partout où se portent les yeux, c'est une nouvelle surprise, un nouveau choc, et mon coeur qui bat plus fort. Au sommet de la colline que nous gravissons s'étale, dans les brumes du lointain, la grande Esplanade des Dominions, entourée du Palais Impérial, de la Cour Élémentaire et de la Cathédrale du Chaos, dont la légende a traversé de nombreux plans d'existence. De chaque côté de la grande route pavée s'élèvent des tours et des palais multicolores aux architectures sophistiquées, et aux textures non moins recherchées : nacre, ivoire, obsidienne sont les plus courantes, mais on trouve aussi des tours d'eau, des citadelles de fourrure ou des ponts de chair, dont les murs repoussants, d'une couleur rosâtre, changent suivant l'inclinaison des rayons solaires.


Démons & merveilles

   À ma demande, et moyennant quelques faveurs que j'éviterai, cher lecteur, de décrire en ces pages par égard pour ta moralité, le jeune Shinsen accepte de nous faire traverser quelques lieux renommés, bien que ceux-ci ne se trouvent pas directement sur notre route.
Imrryr, la Cité qui Rêve...    Plus nous avançons et plus notre périple, à mes yeux tout au moins, se pare des attraits du rêve - un rêve aux obsédantes lourdeurs, comme le parfum subtil qui flotte sur la ville tel un brouillard. Tout ici respire l'ennui et la décadence. J'imagine les silhouettes des nobles alanguis, derrière les draps de soie de leurs divans affaissés, abîmés dans quelque transe narcotique dont rien - si ce n'est les cris de souffrance de leurs esclaves ou l'ingestion d'une nouvelle drogue plus violente encore que les précédentes - ne pourra les sortir. Les ruelles et les passages qui s'entremêlent de tous côtés sans la moindre logique bruissent de frôlements discrets et de plaintes presque inaudibles qui semblent sourdre du sol. Je sais que des milliers d'esclaves vivent dans les souterrains de la ville, soumis à la cruelle volonté de leurs maîtres. Leeman se trouve-t-il parmi eux ? Mieux vaut ne pas y penser.


Jugements et châtiments

   Nous nous rendons au palais du Maître Inquisiteur Hr'lemeez qui, à en croire Darin Malvag, a racheté l'essentiel de la cargaison d'esclaves prélevée sur le Vent d'Or. Certains passagers dudit navire, parviens-je à comprendre, ont refusé de se conformer à la règle numéro deux de l'Édit Portuaire qui leur commandait de rester dans l'entrepont lors du passage du labyrinthe. Les coupables ont eu les yeux crevés; les autres ont "tout simplement" été réduits en esclavage. Avec un peu de chance, me dis-je, mon cousin Leeman est encore en vie.
   "Viens, commande mon maître provisoire en tirant sur ma chaîne.
   Nous nous trouvons à présent dans le Jardin des Roses Mélancoliques. Entouré d'un mur de marbre blanc, étagé en terrasses ombrées sillonnées de chemins tranquilles, il est jonché de roses noirâtres aux parfums entêtants et parsemé d'arbres aux lugubres silhouettes, entre lesquelles serpentent des ruisseaux scintillants, enjambés de ponts d'albâtre. Une sourde mélancolie exsude de cet endroit. À un moment, je crois voir une statue. Je tourne la tête : elle a disparu.
   "Il y avait quelque chose," dis-je presque pour moi-même.
   Shinsen me regarde en haussant les épaules.    "Un simple fantôme, déclare-t-il. Il ne se manifeste qu'à ceux qui ignorent son existence."
   Il tire durement sur ma laisse, et nous quittons le jardin.


Honneurs royaux

   La Cour Élémentaire, que nous traversons à présent, fait partie des monuments les plus réputés de la Cité qui Rêve. Le jardin de Lassa, l'Âtre de Kakatal, les Ténébres de Grome et le Jardin Aquatique de Straasha rendent, chacun à leur façon, hommage aux Seigneurs Élémentaires à la gloire desquels ils ont été construits. Nous nous attardons un instant sur la plate-forme volante de Lassa, aux fins piliers de marbre torsadés de lierre, puis nous nous enfonçons dans la pénombre changeante des entrailles de Grome, où nous manquons de nous perdre.
Imrryr, la Cité qui Rêve...    La Cathédrale du Chaos, elle, respire la désolation, et n'est plus occupée que par quelques prêtres malades qui s'affairent en silence. Des rayons de lumière poussiéreuse viennent caresser les traits ivoirins de statues indifférentes, dieux du chaos dont les sourires sinistres semblent s'élargir à notre approche. Nos pas résonnent sous les voûtes granitiques tandis que nous passons devant la Porte des Morts, qui descend vers les Catacombes de la ville. Même Shinsen semble pressé de partir. Du Palais Impérial lui-même, nous ne verrons rien ou presque, sinon ses tours cyclopéennes aux tons étrangement pastels, et l'architecture délirante de ses façades tronquées, passerelles dentelées, remparts bariolés, dômes de cristal et de jade, flèches et bulbes dispersant leurs reflets d'ambre sur les surfaces précieuses... Que de richesses il doit renfermer !


Tout est mal qui finit...

Il n'est pas toujours bon d'avoir affaire aux Ménibolnéens...    Notre visite au palais du Maître Inquisiteur Hr'lemeez est aussi courte que terriblement décevante. Oui, nous assure le Maître Inquisiteur, il possède bien un esclave du nom de Leeman Keleth, mais il est prêt à nous le céder. Combien sommes-nous prêts à le racheter ?.
   La question, évidemment, s'adresse à Shinsen (je ne suis, officiellement, qu'un esclave). Le secrétaire extirpe de ses manteaux les deux dragons d'argent que j'ai remis à son maître. Le seigneur ménilbonéen ne prend même pas la peine de discuter le prix : il nous remet immédiatement l'esclave en question... sous la forme d'une statue de bronze noire. J'étouffe un violent haut-le-coeur, et les larmes me montent aux yeux. Leeman ! C'est impossible...
   "Il faisait trop de bruit, explique-t-il avec morgue. Je l'ai fondu dans une cuve à métal."
   Shinsen me regarde comme si tout cela était de ma faute. Maintenant que nous l'avons payée, il va falloir ramener cette statue au port.
   Tout cela en vain, me répétais-je sur le chemin du retour. Au moins cette funeste aventure m'aura-t-elle permis de visiter cette terrible cité !

 

Elric des Dragons, aux éditions SF Pocket.
   La saga d'Elric le Nécromancien, de Michael Moorcock, est l'une des références en matière d'heroic fantasy. Le cycle décrivant les aventures de ce Ménilbonéen se compose de quelque 10 volumes, tous publiés en collection SF Pocket. Les plus intéressants sont Elric des Dragons qui décrit la jeunesse d'Elric et sa rencontre avec l'épée Stormbringer.

Elric le nécromancien, encore aux éditions SF Pocket.    Dans Elric le nécromancien, on assiste à la destruction d'Imrryr, organisée par Elric lui-même et le début de la malédiction qui suivra le personnage jusqu'à sa fin. L'Épée noire met en scène un Elric qui se croit libéré (il arrive même à survivre sans son arme maudite), mais le destin rejoint le personnage tourmenté. Enfin, dans Stormbringer, Michael Moorcock nous livre un dénouement qui est également la fin de ce monde.

L'Épée noire, toujours aux éditions SF Pocket.    Les autres volumes sont assez inégaux, parfois excellents, parfois inintéres- sants, mais quoi qu'il en soit, ils ne sont pas indispensables à la lecture du cycle. Tout au long des romans de la saga, le lecteur croisera également des "incarnations" du Champion Éternel, et donc d'Elric, sur d'autres mondes. Ces personnages ont également fait l'objet de romans signés Moorcock. C'est le cas d'Hawkmoon, de Corum et d'Erekosë.

Elric, le jeu de rôles, aux éditions Oriflam.    Elric est également un jeu de rôles doté de nombreuses extensions, qui est édité en français par Oriflam.

Elric, le jeu de rôles, écran du maître de jeu, aux éditions Oriflam.