Ceux des Ténèbres

Texte : Jean-François Micard
Dessins : ? et BromTexte intégral

© 1999 HEXAGONAL

   Ce sont les dictateurs qui disent que l'ignorance fait le bonheur, et que la souffrance découle de la connaissance. Pourtant en 1928, près de San Francisco, un simple détective privé vous aurait affirmé la même chose...


   Après dix ans passés dans les services de police de la ville - et cinq autres années en tant que détective privé - vous pourriez croire que j'avais déjà exploré les tréfonds de l'âme humaine. C'est ce que je croyais aussi, jusqu'à ce jour brûlant de l'été, où je découvris qu'il y avait bien pire que la perversité des humains... celles des non-humains. Ce qui suit est le compte-rendu d'une enquête que j'ai menée il y a quelques mois, une enquête qui m'obsède aujourd'hui encore, alors même que je doute de la réalité de ce que j'ai vu ou cru voir en ces circonstances.


San Francisco, 27 juillet 1927

   Tout a commencé ce jour-là, alors que la ville étouffait dans une chaleur telle que les services municipaux avaient enjoint les personnes les plus faibles à s'enfermer chez elles plutôt que de risquer l'insolation dans les rues. Je m'attendais donc à ne voir débarquer personne, lorsqu'arriva, vers dix heures je crois, un homme grand vêtu d'un costume sombre, impassible et rigide malgré la température déjà fort élevée. Mon futur client, qui allait être à l'origine de cette enquête se présenta comme étant Mr. Nathan Ozenki, adjoint du procureur.

Ceux des Ténèbres

   L'affaire qu'il m'exposa alors paraissait des plus simples. Sa femme Maria, de quatorze ans sa cadette, l'avait quitté dix jours auparavant en emmenant avec elle leur jeune fille unique, la petite Frances, âgée de six ans, suite à une dispute domestique portant sur le choix d'une destination de vacances. La Louisiane, choisie par mon client, ne semblait pas plaire à sa jeune épouse, pour des raisons que je mettrais hélas bien trop longtemps à deviner.
   Mr. Ozenki, tout en admettant que les recherches menées par la police locale étaient toujours en cours, craignait que "la trivialité d'un simple problème domestique" ne pousse les agents du SFPD à considérer son affaire comme secondaire. Un argument classique dans ce genre d'histoire, qui mit en branle dans mon esprit le processus habituel : recherche d'éléments tendant à prouver l'adultère, organisation d'un flagrant délit et présentation des preuves lors d'un procès pour divorce où, si l'on ajoute le kidnapping d'enfant et la profession de son mari, la pauvre Mrs. Ozenki avait toutes les chances de se faire proprement écharper.
   J'acceptais donc assez rapidement de me charger des recherches, d'autant que Mr. Ozenki ne tiqua nullement lorsque j'annoncai mon tarif - légèrement augmenté parce que, voyez-vous, il faisait chaud et qu'interroger des témoins rendus agressifs par la canicule serait sans doute pénible. Sur le moment, j'ai cru que je venais de parvenir à le bluffer, et ma déception serait cruelle lorsque je me rendrais compte que, dans l'histoire, c'était moi qui avais été le pigeon.
   Interrogé sur les circonstances de la dispute, Mr. Ozenki raconta qu'elle s'était passée le 17; lors du petit-déjeuner, et que sa femme s'était mise soudainement à lui jeter violemment des objets au visage avant de monter s'enfermer dans sa chambre. Attribuant cette crise à la chaleur, Mr. Ozenki s'est rendu à son travail et n'a constaté qu'à son retour la disparition de sa femme, de sa fille, d'une forte somme d'argent et de deux passeports. Ce dernier fait semblait indiquer qu'elles avaient l'intention de quitter le pays.
   À propos des possibles destinations de sa femme, Mr. Ozenki évoqua une soeur, vivant à Los Angeles. Il fit également état des relations étranges de son épouse, qui se rendait plusieurs fois par semaine dans le quartier de Chinatown et s'était toujours refusée à lui fournir une quelconque explication. L'hypothèse de l'adultère venait d'entrer en piste, et mes réflexes furent encore une fois pris en défaut. Alors que la majeure partie des époux bafoués entamant une procédure de divorce prétend à cet instant "vouloir tout tenter pour sauver leur couple, pour le bien de l'enfant", Mr. Ozenki déclara froidement : "Peu m'importe ma femme en définitive, c'est ma fille que je veux voir revenir."


Enquête de proximité

   Dès les premiers instants de mon enquête, je me heurtais à quelques incohérences dans le récit que m'avait fait mon client. Après m'être rendu à leur domicile cossu de Haight-Ashbury, une maison à deux étages flanquée d'un petit jardinet bien entretenu, je suis allé m'entretenir avec les voisines. Celles-ci m'ont donné, à plusieurs reprises et sans s'être consultées, une version différentes de celle de mon client.
   Selon ces dames, dans l'ensemble assez âgées et promptes aux commérages, c'est plutôt Mr. Ozenki qui menait une double vie, rentrant souvent fort tard ou disparaissant plusieurs jours d'affilée. Sa femme, en revanche, semblait mener une existence recluse, confinée dans les quatres murs leur belle maison et ne sortant même que rarement au jardin.
   Depuis quelques mois, m'a confié l'intarissable Mrs. Fulber, cela s'était même aggravé puisqu'elle ne conduisait même plus la petite Frances à l'école. Elle la confiait à une autre voisine qui y emmenait son petit fils. En revanche, aucune voisine ne fit mention de disputes au sein de la famille Ozenki, alors que toutes affirmaient qu'elles auraient certainement entendu si l'un d'eux avait simplement haussé le ton.
   Le jour de la disparition, personne n'a rien entendu ni remarqué d'inhabituel, et nul n'a vu partir Mrs. Ozenki et sa fille. Lorsque j'eus fait mention des soupçons de liaisons de la femme de mon client, l'incompréhension fut générale. De l'avis de mes informatrices, si quelqu'un ici trompait l'autre, c'était bien Mr. Ozenki, sa pauvre épouse ne sortant jamais, ni pour pour se rendre à Chinatown, ni même au marché tout proche. Bizarrement, aucune de ces voisines n'avait été interrogée par la police.
   Autre information capitale que m'avait dissimulée mon client, la petite Frances semblait légèrement retardée et continuellement apathique. L'une de mes informatrices pensait avoir récemment lu dans un numéro du Chronicle un article sur ce type de maladie, mais elle était incapable de se souvenir du nom de cette affliction.


Moyens d'évasion

   À lire ce rapport pour l'instant, tout le monde sera persuadé que cette enquête n'a pas eu grand chose d'inhabituel. Quelques mensonges et beaucoup de rumeurs n'ont jamais fait un coupable, et je m'apprêtais donc à partir à la recherche de Mrs. Ozenki un peu partout en ville. Car je soupçonnais fort qu'elle avait pu fausser compagnie à l'attention de ses voisines pour peu qu'elle ait voulu s'en donner la peine.
   Néanmoins, elles étaient parties à pied, et une petite fille de six ans se fatigue vite. Il était donc probable qu'elle avait pris l'un des trains en partance de la ville, peut-être pour Los Angeles où résidait sa soeur.
   Évidemment, ces recherches; longues et frustrantes, s'avérèrent infructueuses. Après deux jours d'interrogatoire intensif auprès des compagnies ferroviaires et des taxis, et au fil de quelques dizaines de dollars versés afin de consulter les registres, je dus me rendre à l'évidence : aucune femme seule accompagnée d'une petite fille n'était partie ce jour-là de la ville, ni sous le nom d'Ozenki ni sous une identité d'emprunt. Restait une voiture, ce qui supposait que Mrs. Ozenki sache conduire, ou que l'hypothèse de son mari se vérifie et qu'elle bénéficie d'une complicité (et peut-être ainsi d'un motif) dans sa fuite. Je me résolus donc à consulter les registres d'hôtel, pour un résultat tout aussi nul.
   En définitive, j'étais forcé d'en arriver à la conclusion que Mrs. Ozenki avait quitté la ville par ses propres moyens, ou qu'elle y demeurait encore. À contrecoeur, je me dirigeais donc vers Chinatown.


Chinatown

   Comme je m'y attendais, cette piste se révéla soit fausse, soit totalement invérifiable. Je me demande encore comment Mrs. Ozenki, dont rien n'indique qu'elle sut parler le chinois, aurait pu déambuler inaperçue dans cette partie de la ville, où aucun panneau n'est écrit en anglais, où personne n'accepte de baragouiner autre chose que le mandarin (ou dieu sait quelle autre langue barbare), et où la présence d'une jeune femme grande et blonde parmi cet océan de petites silhouettes aux cheveux bruns aurait été immédiatement identifiable. Mon enquête en était arrivée à une impasse. Ne me restait plus qu'à appeler la famille de la disparue pour tenter d'en savoir un peu plus sur Mrs. Ozenki.
   Jointe par téléphone, sa soeur se révéla très inquiète. Cela faisait plusieurs semaines qu'elle était sans nouvelles de la disparue, avec qui elle correspondait fréquemment. Dans l'une de ses dernières letres, Mrs. Ozenki disait de son mari : "C'est le diable, il n'est pas humain, et il a des projets horribles que je ne peux t'expliquer." Sans avoir aucune idée de la situation actuelle de sa soeur, elle s'est dite persuadée qu'elle aurait eu des nouvelles si elle avait été se réfugier chez un membre de la famille qui, très pieuse et très liée, a toujours fait front en cas de coup dur.
   Mrs. Ozenki était donc probablement toujours à San Francisco, certainement sous un nom d'emprunt et dans l'impossibilité d'écrire à sa soeur. Néanmoins, je ne pouvais cesser de me demander ce qui avait motivé son départ et ce qu'elle avait voulu dire en parlant de som mari comme du diable. Abusait-il de leur fille comme je l'avais indirectement soupçonné lors de notre entretien ? (Il est d'ailleurs important de signaler que, en plus de cinq jours, je n'ai plus jamais reçu aucune nouvelle de mon client, ce qui est plutôt inhabituel au vue de sa recherche).


Le passé de Mr. Ozenki

   Je résolus alors de me renseigner sur mon employeur et sa vie de famille. Quelques coups de fil bien placés et mes contacts habituels me permirent sans trop de mal de tomber sur un nouveau mystère. Au vue de l'état civil californien, Mr. Ozenki n'existait pas. Il avait certes un joli diplôme de l'UCLA (qui s'avéra faux ultérieurement), quelques implications sociales récentes, mais, passé sept ans, son histoire était un néant total.
   Naïvement, je soupçonnais alors qu'il avait un casier judiciaire dans un autre état et vivait sous une identité d'emprunt afin d'éviter que la justice ne le retrouve. C'est à peu près à cet instant que j'ai commencé à me rendre compte que j'étais suivi. J'ignore depuis combien de temps cette filature durait, car sans doute trop préoccupé par cette affaire, je ne m'étais aperçue de rien. Pourtant, ils étaient là, dans l'ombre, deux ou trois silhouettes à peine discernables, comme si elles savaient se fondre dans l'environnement urbain.
   Paranoïaque comme tout bon détective, j'ai voulu leur tendre un piège, savoir à qui je devais cette "protection rapprochée". Après quelques détours dans des ruelles que je connaissais par coeur, j'en vis arriver un, vêtu d'un long imperméable et d'un chapeau (par cette chaleur !), boitillant vers moi. Mon colt était prêt et, lorsqu'il passa près de moi, je pus l'attraper au col, non sans avoir auparavant été assailli par une odeur fétide. Son chapeau tomba, et je crus être devenu définitivement fou. Car face à moi se trouvait désormais quelque chose qui n'avait jamais été humain.
   Une gueule pleine de dents, une tête qui évoquait le croisement hideux d'un homme et d'un chien, avec un "museau" proéminent, des yeux jaunes, fendus comme ceux d'un serpent, profondément enfoncés dans les orbites, et une peau grise et sèche qui m'a stupidement rappelé celle d'un éléphant que j'avais vu au zoo étant enfant. La créature me repoussa violemment en poussant un juron dans une langue rocailleuse, et je tentai de lui tirer dessus. La balle dut le manquer, ou se perdre, mais ses longues griffes noires m'arrachèrent un fragment de chemise, me marquant de profondes estafilades. Je sombrais alors dans l'inconscience.

La cérémonie

   Je repris mes esprits quelques instants plus tard dans la ruelle vide, sans comprendre ce qui m'était arrivé, avec, pour seule preuve que ceci n'était pas un rêve, mon ventre douloureux et sanguinolent. C'est fort énervé que je me remis en route vers la maison de mon employeur, persuadé qu'il pourrait m'éclairer sur mes mystérieux agresseurs. La nuit était tombée et je ne m'attendais certes pas à être reçu avec des fleurs, mais ce fut le silence qui répondit à mes coups de sonnette impatients. La maison était éclairée, et personne ne semblait daigner vouloir répondre. Fort bien, je rentrerais donc sans leur accord.
   La serrure s'avéra assez facile à crocheter, et c'est l'arme en main que je pénétrais dans la maison apparemment vide. Le rez-de-chaussée ne m'apprit rien, mais une forte odeur de brûlé montait du sous-sol et, après de brèves recherches, je m'engageais dans l'escalier de la cave. Au fur et à mesure que je descendais, l'odeur me prenait aux tripes, car il s'agissait de celle de la chair brûlée. Pour l'avoir sentie de nombreuses fois lors de mon passage dans la police, je la reconnaissais entre mille, cette odeur âcre et nauséeuse de la chair humaine.
   Ma raison me quitta alors, et j'entrai arme au poing dans la pièce presque déserte. Une autre des créatures que j'avais aperçues me fixa de ses yeux jaunes, avant que je ne lui vide mon revolver dans la tête en hurlant. Je tirais au jugé, sans même voir ma cible, car devant moi, à côté d'un brasero où cuisaient quelques morceaux de cette chair, gisait le cadavre de Mrs. Ozenki, certaines parties de son corps semblant avoir été dévorées par des bêtes affamées.
   Je finis par tuer la créature, ou au moins par la blesser grièvement puisque la police ne retrouva pas son corps. Détournant le regard de la main qui cuisait, je me précipitais dans la pièce suivante, où je ne vis que des débris de corps, des flaques de sang frais et de mystérieux signes occultes tracés sur les murs. J'étais tombé dans l'antre d'un sorcier. Aujourd'hui encore, plus de six mois plus tard, je suis incapable de repenser à cette scène sans pleurer de rage devant mon impuissance d'alors.
   Lorsqu'une autre de ces créatures - qui paraissait plus humaine que celle que je venais de tuer, si ce n'est sa peau grise et son odeur fétide - s'approcha devant moi en brandissant une barre de fer, j'étais encore incapable de bouger. J'étais pétrifié par cette certitude que j'avais touché le fond de l'horreur, que des monstres à peine humains se repaissaient de nos corps et que j'allais mourir, à mon tour.


Le poids de la vérité

   Le coup fut certes des plus violents et dut tromper la créature, puisque je ne suis, en définitive, pas mort. J'ai repris conscience à l'hôpital, plusieurs jours plus tard. L'agent de police chargé de m'interroger m'a expliqué qu'on m'avait retrouvé dans une galerie d'égouts, non loin de la maison d'Ozenki. Mes divagations laissèrent la police de marbre, la maison étant soi-disant déjà vide de tout occupant au moment de mon passage.
   Je fus incapable de retrouver Mr. Ozenki ni sa fille ni même le cadavre de sa femme, qui avait mystérieusement disparu de la cave, comme celui de la créature. Bien entendu, aucune enquête officielle n'a jamais été ouverte sur les disparitions. Pourquoi Mr. Ozenki m'a-t-il engagé pour retrouver sa femme ? Je n'en sais toujours rien, et je n'ai plus la force de chercher. Sans doute d'autres seront-ils plus efficaces que moi. Pour ma part, je sais désormais que l'humanité, qui se croit toute-puissante, n'est que le gibier de telles créatures, et c'est un savoir trop lourd à porter seul.


   Alfred A. Wesley, San Francisco, 18 janvier 1928