Les Cueilleurs de Ruines

Texte : Richard Lebon
Dessins : Zéphir d'ElphTexte intégral

© 1999 HEXAGONAL

   Rencontre avec un étrange métier des mondes de l'héroïc fantasy*, celui des Cueilleurs de Ruines.
   Ces archéologues/ anthropologues arpentent les terres de tous les royaumes à la recherche de ruines anciennes dont ils lisent les secrets à l'aide de magie.


   * Voir aussi notre n°4 et l'article sur les psychanalistes pour épées intelligentes !


   Mon nom est Amb Kangrève et il y a maintenant une dizaine d'années que je suis employé par la Confrérie des Bâtisseurs de la Résurrection pour prospecter d'anciens sites abandonnés en vue de recueillir diverses informations utilisables par leurs services.
   Ce matin, Bélègue le Répartisseur m'a remis en main propre le parchemin sur lequel est inscrite ma prochaine destination : il s'agit de la Plantée des Hautes Pierres, un vaste pays couvert de tertres forestiers et de landes rocheuses.
   C'est avec toujours autant d'ardeur, de zèle et de curiosité que j'entame ma soixante-quatorzième expédition. En souhaitant que le destin me soit favorable en tous points, je vais dès à présent me préparer à partir.


Premier jour

   Tôt dans la matinée, je décidai d'emprunter la Charnière de Brukedale pour me rendre sans tarder dans la Plaine d'Albâtre, lieu choisi par Bélègue pour débuter mon voyage.
   Au sortir de la porte, j'aperçus, loin devant moi, une vaste dépression au bord de laquelle semblait se dresser une énorme pierre levée. Je consultai rapidement les notes que m'avait confiées Bélègues avec l'espoir d"en apprendre davantage, mais aucune mention concernant une telle pierre n'y était consignée. Je me mis donc en devoir de l'étudier de plus près.
   (...) Après deux heures de recherches approfondies, réalisées à l'aide de mes méthodes de divination personnelles et d'un Identifiant n°15, j'en suis arrivé aux conclusions suivantes : cette roche, plantée artificiellement, est une pierre de guérison. Elle a été érigée il y a environ cinq cents ans par le Peuple des Lèvres bleues, juste à l'intersection de deux sources d'eau souterraines. Grâce à une Rune de Maintien Prophylactique gravée à sa base, l'énergie dégagée par ces courants aquatiques se trouve amplifiée par la pierre et transformée en un flux bénéfique et thérapeutique. Elle soigne ainsi la Fièvre Tierce réputée incurable. Pour profiter de ses vertus, il suffit de récupérer un peu de poudre minérale en grattant la pierre et de l'absorber avec de l'eau. Remède simple, mais infaillible. Je la baptisai la Roche à la Fièvre, et ne manquai pas de la soulager de plusieurs fragments avant de la quitter.
   (...) J'avais hâte à présent de me rendre au point de la Rangée des Epaisses, une sombre forêt entouffée d'arbres aux formes sinueuses. Bélègue avait tenu tout spécialement à ce que je visite cet endroit, car là se trouve le fameux Ovale des Objets Mortifiés. C'est un grand cercle d'arbres morts, en partie tronqués, au centre duquel une table de pierre fait saillie. Tous les arbres, apparemment de vieux lancéolés, sont hérissés d'éclats de roches, comme à la suite d'une explosion. En réalité, il n'en est rien. Ils ont été soigneusement fichés dans les troncs avant d'être gravés chacun d'un sceau magique de grande puissance.
   J'ai eu beaucoup de mal à déterminer la fonction de ce site; aussi ai-je dû conjuguer deux principes d'identification. Le premier consiste en une baguette métallique que je nomme Accroche-Echo : elle me sert à entendre les conversations, les paroles d'un passé proche ou lointain qui ont été prononcées dans un lieu précis. Le second n'est ni plus ni moins qu'un Identifiant n°25, un être de pure mémoire difficile à convoquer.
Un grand cercle d'arbres morts...    Les inscriptions relevées sur les pierres datent de trois mille ans et appartiennent à l'école des Passeurs de Gestes, une société jadis très redoutée, dont la tâche était de "sonder la matière des créations pour en déterminer l'utilité immédiate". Selon toute probabilité cet endroit était l'un de leurs lieux de "travail", c'est en effet ici qu'ils annulaient les pouvoirs de certains objets afin qu'ils puissent être utilisés dans l'Au-Delà par leurs propriétaires.
   Selon N°25, les objets présentés "mouraient" à l'instar de n'importe quelle créature vivante. C'était une transformation inévitable si l'on désirait arpenter les différents plans de l'Après-Vie en toute quiétude et muni du matériel que l'on possédait de son vivant. Les Nécrologues de Banth usaient de ce procédé pour dérober la mémoire des morts, celle qui erre à jamais dans l'Oubli du Monde, ce gigantesque amalgame de passé, d'histoire et de connaissance, où le savoir antique est à portée de main pour celui qui sait l'appréhender.
   Ce site est actif à partir de l'instant où un objet est posé sur la table. Le temps d'annulation est variable, il dépend de la puissance de l'objet. Les arbres par l'intermédiaire des pierres gravées, canalisent les énergies absorbantes des sceaux pour les concentrer sur la dalle de couverture de la table. C'est un véritable rayonnement invisible, qui malheureusement n'est plus observable à l'heure actuelle.
   Il manque en effet deux arbres au nord de la table, arrachés il y a plus de mille ans sans que je puisse en expliquer la raison. C'est après avoir mâché une feuille d'enlunée que je me suis rendu compte de ce méfait. Je ne remercierai jamais assez Férichor l'Herboriste de m'en avoir cédé quelques brins : grâce à leur pouvoir j'ai la possibilité de saisir un paysage dans sa globalité passée et présente, je peux en extraire ses origines et dévoiler tout ce qui a pu de près ou de loin en faire partie intégrante, comme les anciennes constructions par exemple. (...)


Deuxième jour

   C'est en suivant une ancienne route pavée, qui au fil des heures me conduisait à travers cette province connue sous le nom de Glèbes Déchirées, que par le plus grand des hasards je tombai sur la Dalle Clouée. C'est une trappe de Bois de Fer, fortement enfoncée dans le sol et ceinte de quatre bornes, formant un carré parfait.
   Sur chaque borne est sculpté en relief un signe distinctif : celui de la borne située à l'est représente un personnage les bras levés à angle droit, celui du sud, une série de trois petites vagues, celui de l'ouest une sorte de "U" et au nord, un cercle d'où partent trois flèches. Pour une fois, ce genre de symboles m'était familier. Il en existe des centaines dans les Vallées d'Arquhar et de Plasme, là où les Geôliers-Guérisseurs de Lycory enferment les maladies dangereuses. Ce sont des Sigles de Contre-Echappatoire qui permettent de circonscrire les épidémies. Je pratiquai néanmoins quelques divinations en me connectant directement sur les souvenirs du lieu.
Les bornes de la Dalle Clouée...    J'eus tôt fait de découvrir sa fonction. Ce n'est tout simplement qu'une "fosse" où se trouve emprisonné un fléau mortel : le Corrodeur, un virus naturel qui ronge avec avidité tous les métaux existants. Cette maladie devait infecter la région entière et les Geôliers-Guérisseurs n'ont pas eu d'autre moyen que de la cloîtrer sur place. Ce serait pure folie que de chercher à débloquer cette trappe et je souhaite que cette idée ne germe jamais dans le cerveau d'une créature perfide et mal intentionnée. (...)
   Tard dans la soirée j'empruntai un second sentier qui m'amena aux ruines de Teltafillas et je choisis de m'établir à cet endroit pour la nuit.


Troisième jour

   Dès le lever du soleil, je m'empressai de me mettre au travail. Je plaçai tout d'abord une Pierre d'Interdit afin de ne pas être dérangé durant mes investigations. J'optai pour une de degré six, ce qui me laissait six heures environ pour effectuer ma tâche. Ensuite, je convoquai un Identifiant n°10 et déposai ma Sphère de Recherche sur un caillou, en plein soleil, pour la recharger.
Un Cueilleur de Ruines utilisant une Sphère de recherche...    En attendant, je parcourus les notes de Bélègue, afin de m'informer un peu plus sur ces ruines : "Teltafillas, Bienveillant Entre Tous fut vénéré et utilisé par le Peuple de Kam. Cet esprit naturel, dit-on, mangeait les maladies des hommes pour peu qu'on lui offrît en retour de modestes compensations et chaque fin d'année, des roues d'herbes tressées que l'on suspendait aux arbres. On construisit un autel et un hospice à l'endroit exact où pour la première fois Teltafillas guérit un homme. Par la suite, ceux de Kam prirent l'habitude de venir en ce lieu faire leurs dévotions et lui demander des grâces. Les ruines qui demeurent sont les reliefs de ces édifices. La ville de Kam se trouve, elle, à vingt kilomètres plus au nord. D'après mes sources, une route en assez bon état y conduit."
   Je rangeai mes notes et récupérai la Sphère. Je la tins serrée entre mes mains, le temps de lui transmettre mentalement ses orientations de recherches, puis je la laissai filer. Elle rebondit sur le sol, tournoya sur elle-même rapidement et commença à s'enfoncer dans la terre pour disparaître bientôt à mes yeux.
   (...) Après une longue attente, des fragments d'objets finirent par se matérialiser. Des morceaux de métal rouillé, des débris de pots, de gobelets, reposaient là, malheureusement tous inutilisables. C'était une piètre récolte en regard de la découverte que fit la Sphère trois heures plus tard : un puits à offrandes, situé à la base de la grande dalle trouée. Elle me remonta de cet endroit plusieurs pièces d'un intérêt non négligeable. Ce furent les seules de la journée, si l'on excepte une poignée de monnaie kamienne et divers ustensiles sans valeur.
   Selon toute vraisemblance, les principaux rituels devaient se dérouler autour de ce puits. Comme me le confirma plus tard N°10, la coutume voulait que l'on fasse au préalable passer l'offrande par l'orifice de la pierre avant de la jeter dans la fosse. Le trou faisait office de lieu où résidait Teltafillas, c'était sûrement un geste obligatoire si l'on voulait que le voeu de guérison soit honoré.
   D'après N°10, la dalle percée serait beaucoup plus ancienne que les autres corps de bâtiments. C'est certainement une pierre naturelle qui a été débitée puis retaillée pour lui donner cette forme plate qu'on lui voit aujourd'hui. Ceux de Kam ont dû utiliser les morceaux détachés pour bâtir l'hospice et les dépendances, mais la pierre, elle, était présente depuis fort longtemps.
   Quant aux pièces découvertes dans le puits, voici ce que l'Identifiant a pu m'en dire :
   La statuette vaguement anthropomorphe est un ex-voto placé là en remerciement d'une faveur obtenue. Elle est en malkythe, une pierre tendre très commune à la région. C'est à n'en pas douter, une représentation grossière de Teltafillas. Les deux plaquettes de bois imputrescibles, sont des talismans utilisés également comme ex-votos; cependant leur valeur inestimable prouve que les dépositaires de ces objets étaient atteints de maladies très graves. Ce qui viendrait à l'encontre des écrits de Bélègue lorsque celui-ci parle de "modestes compensations". Apparemment, celles-ci devaient être à la hauteur de leurs requêtes...
   Celle qui contient un fragment de résine polie servait de "clef" aux Moissonneurs de Songes pour rapporter de leur sommeil les objets vus en rêve. La seconde donnait à son propriétaire la capacité de réduire sa taille jusqu'à devenir invisible à l'oeil nu. Longtemps utilisés par les Tueurs Miniaturistes du Pays qui Ondule, ces talismans permettaient à ces derniers de s'insinuer dans l'organisme de leur victime et d'y causer les plus grands dommages.
   Le sac contenait des graines moisies de munkle, une plante que les bergers de Kam suspendaient au cou de leurs animaux, car l'odeur qu'elles dégageaient insupportait bon nombre de prédateurs.
   Le pot de terre cuite renfermait trois clous de soin. N°10 m'a confié qu'il suffisait de pointer le clou à l'endroit où se situait l'affection et de le planter ensuite dans un arbre ou une pierre pour transposer le mal.
   Cette matinée avait été des plus fructueuses. Je m'accordai un instant de repos avant de faire mon envoi. Puis je réunis les objets et jetai un sort de Transfert. Si tout fonctionnait normalement Bélègue allait recevoir ma première "moisson" dans peu de temps.
   Je pliai ensuite mes affaires pour me diriger vers Kam. J'avais la ferme intention d'y arriver avant la nuit...